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L’identito-vigilance ou la complexité sans fin

Cédric Cartau, MARDI 07 JUIN 2016

Je constate souvent, chez ceux de mes interlocuteurs qui ne connaissent pas ou peu le monde de la santé, un étonnement devant quelque chose qui est pourtant le quotidien d’un établissement de soins : l’identito-vigilance. Stricto sensu, il s’agit juste de s’assurer que l’on réalise le bon acte de soins sur le bon patient – et du bon côté, histoire de ne rien oublier.  

Dans une agence bancaire, les gens arrivent généralement sur leurs deux pieds et en possession de leurs moyens physiques et intellectuels. Et dans une agence bancaire, ce sont la plupart du temps les mêmes clients qui viennent, et qui sont très vite identifiés par les employés. Il est tout de même rare, et c’est heureux, que l’on puisse faire un retrait d’espèces au guichet sans que l’agent soit certain de votre identité, soit qu’il vous connaisse soit qu’il vous demande un document officiel.

Dans la santé, le mode de fonctionnement est différent. Chaque fois qu’un patient est admis dans un hôpital ou une clinique, on saisit son identité aux admissions. Et il y a des erreurs, forcément, car cette saisie est en partie manuelle, et en partie réalisée avec des données pas toujours exactes (la carte Vitale) ou tout simplement parce que le patient n’est pas en mesure de décliner son identité. Cette situation est impensable dans le monde bancaire, autant que dans les télécom ou les assurances. Elle est pourtant très régulière dans le monde de la santé : on estime que dans un CHU de taille moyenne (environ 8 000 agents), il y a entre 30 et 50 fusions par jour : un même patient connu sous deux identités différentes et dont il faut fusionner les comptes rendus d’examens, les fiches d’allergie, etc. Et il y a entre deux et cinq éclatements (deux patients connus par erreur sous le même nom) ou défusion (annulation de fusion faite par erreur). Aucun système GRC (Gestion de la relation client) classique ne sait prendre en compte de telles contraintes.

De plus, dans un hôpital, une partie des patients n’arrivent pas sur leurs deux jambes : urgences, coma, etc. Ils ne sont pas tous en mesure de décliner leur identité : nouveau-nés, patients atteints d’Alzheimer, étrangers en villégiature ne parlant pas notre langue, grands accidentés, etc. Certains ne sont d’ailleurs même pas vivants : noyés ou suicidés repêchés dans le fleuve le plus proche, etc. D’autres ne sont mêmes pas entiers : organes artificiels en attente de greffe ou morceaux de cadavre en attente d’autopsie. Et enfin une partie des patients ne sont même pas des gens : les laboratoires d’un CHU réalisent des analyses de sang pour bon nombre de vétérinaires locaux, et pour identifier un chien, « Médor » ou « Kiki », c’est un peu juste.

Malgré tout, il faut bien identifier le patient, le rattacher à un dossier existant ou en création et ce de façon unique, certaine, avec le minimum de risque d’erreur. Il faut attribuer un identifiant (IPP ou Identifiant permanent du patient) sans quoi il est très difficile de réaliser des analyses de sang : dans un CHU, un laboratoire de biochimie analyse entre 6 000 et 10 000 tubes par jour, autant dire qu’on est dans de l’industriel et les tubes sont identifiés par des codes-barres, eux-mêmes rattachés à l’IPP du patient à l’origine de la prise de sang. Une erreur peut coûter cher : donner de l’insuline du mauvais type à un diabétique le tue tout simplement. En d’autres termes, pour prendre en charge la masse de patients qui se présente tous les jours à l’accueil et aux urgences (entre 200 et 500 personnes dans un CHU), il est indispensable de les identifier de manière certaine, de les raccrocher à un dossier patient, de connaître leurs antécédents, etc. Certes il est possible de refaire tous les examens en cas de doute, mais dans un tel cas on ne connaît pas les antécédents de la personne (Est-elle sous traitement ? A-t-elle pris ses pilules ? Y a-t-il des incompatibilités ?) et cela constitue une perte de chance dans le processus de soins : on perd plusieurs heures, et dans le cas d’urgences vitales, c’est délicat.

L’identito-vigilance (IV) est le domaine qui consiste à édicter des règles pour saisir les noms de manière uniforme dans un dossier patient, attribuer un IPP stable, et débusquer les erreurs à toutes les étapes de la chaîne de traitement. Après 15 années dans le monde de la santé, je suis toujours effaré de voir qu’un nouveau cas non documenté est détecté chaque trimestre ou presque : personne âgée ayant été naturalisée et dont la carte Vitale mentionne un nom différent de celui de la carte d’identité, VIP souhaitant l’anonymat et souffrant pourtant d’une pathologie où il vaut mieux ne pas se tromper dans les doses, etc. Les bracelets à code-barres sont un progrès, mais il y a quelque temps, en pédiatrie, dans un établissement, une famille et ses jumeaux (deux garçons d’environ six ans) patientent en salle d’attente pour des examens sur les enfants. Ces derniers, un peu turbulents, ne trouvent rien de mieux pour s’amuser que d’échanger leurs bracelets mentionnant leur identité en cachette des parents : le personnel de soins s’est aperçu de l’échange au dernier moment. C’est tout de même un peu plus grave que de retirer du cash sur le compte du voisin.

 

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