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L’IA va-t-elle faire disparaître les pilotes de ligne ? Partie I

Cédric Cartau , MARDI 18 SEPTEMBRE 2018

Le Dr Laurent Alexandre – dont je suis fan – a récemment publié un article[1]dans L’Expresssur la fin programmée du métier de pilote de ligne. J’aime les analyses poussées du Dr Alexandre dans ses ouvrages (La Mort de la mortet La Guerre des intelligences, à lire absolument), mais paradoxalement, pour ce qui concerne cette chronique, je suis plus nuancé.  

Les arguments de l’auteur pour justifier la disparition de ces pilotes se résument de la sorte : analogie avec le métier de maréchal-ferrant à l’aube du xxe siècle et l’apparition des voitures (les maréchaux et les fabricants de fouets ont disparu en quelques années à peine), apparition programmée de l’IA aux commandes des appareils, etc. Et de faire remarquer que la position de force des pilotes, qui les conduit à multiplier les grèves, ne fera rien pour retarder l’inévitable : le passage à un seul pilote aux commandes des appareils, pour aller progressivement vers des appareils sans pilote. Il est étonnant d’ailleurs que le Dr Alexandre ne mentionne pas le fait qu’il n’y a pas si longtemps, trois personnes occupaient le cockpit (la troisième était le radio) et que l’automatisation des communications a fait disparaître celui-ci, entraînant du reste des grèves très dures à l’époque. Cela étant, je serais plus nuancé sur l’analyse, car selon moi, outre le fait que comparaison n’est pas raison, plusieurs éléments viennent biaiser le débat.

D’abord, l’irruption de l’IA – moyen de commande d’une technologie – n’est pas totalement comparable au passage de la voiture à cheval à celle du moteur à quatre temps – rupture totale de technologie. Une analogie plus correcte consisterait à comparer cette hypothétique transition vers les avions sans pilote avec celle qui conduit aux voitures autonomes. Seul hic : ces voitures autonomes n’existent pour ainsi dire… quasiment pas. Oui bien entendu, certains constructeurs en commercialisent. Mais cela reste dans des environnements très particuliers telles les autoroutes américaines ou les villes US, toutes construites à angle droit sur de larges avenues. J’attends de voir des centaines de voitures autonomes se balader dans le dédale de la ville de Naples (il va falloir modifier les algorithmes de conduite et intégrer la notion que le klaxon sert autant à juger des priorités que les panneaux de signalisation, bon courage !). Pour l’avoir testé lui-même, votre serviteur s’est fait piéger en voiture de location avec GPS intégré en arrivant dans Florence : les bâtiments de l’hypercentre historique sont tellement hauts et les rues si étroites que le GPS ne capte rien, retour à la bonne carte routière : et là elle fait comment l’IA ? Si l’on en croit les annonces des constructeurs, la voiture semi-autonome (avec des aides à la conduite plus ou moins poussées), c’est pour demain, la voiture totalement autonome, c’est pour on ne sait pas quand : il y a des situations où l’intervention d’un humain est absolument nécessaire, et la perte totale de maîtrise de son véhicule dans des environnements complexes (qui sont pourtant notre quotidien) interroge. L’autonomie des véhicules est classée sur une échelle à quatre niveaux : au premier, il y a juste un régulateur de vitesse « stupide », au deuxième, la voiture sait adapter son allure en fonction de la circulation, au troisième, la voiture est autonome mais il peut falloir une intervention humaine ponctuelle et, au dernier niveau, la voiture est totalement autonome. Pour l’avoir testée sur mon propre véhicule (un modèle récent censé être au début du niveau 2), la régulation de vitesse dans la circulation fonctionne uniquement dans des conditions très restrictives : rocades, autoroutes, nationales, etc. Mais dès que l’on se retrouve en ville, le système est piégé par un bête rond-point (les capteurs ne savent pas distinguer le cas de la voiture de devant qui s’engage dans le rond-point et celui du véhicule de devant sur la rocade qui prend la bretelle de sortie).

Ensuite, quiconque a ouvert le Manuel du pilote d’avionédité par Cépaduès est frappé par un point : c’est beaucoup, beaucoup plus compliqué que la conduite d’une voiture. Il faut entre deux et trois ans pour décrocher une licence de pilote privé et au bas mot 65 heures de pilotage (contre environ 25 pour un permis auto), sans compter les centaines d’heures à potasser un manuel très dense. Un cockpit est déjà pas mal automatisé, chaque système est doublé, mais une bonne partie de la formation sert à prévoir les cas où chaque système – et son doublon – tomberait en panne. Si votre compteur de vitesse ne fonctionne plus dans votre voiture pendant un trajet Paris-Le Touquet, ce n’est pas grave : le même incident dans un avion peut très mal se terminer. Et il ne s’agit jamais que du compteur de vitesse : si le système d’alimentation en carburant gèle en voiture, au pire vous êtes arrêté sur le bord de la route ; dans un avion on n’a pas encore trouvé le moyen de se garer entre deux nuages. Quand l’IA qui commande l’appareil tombera en panne, il se passera quoi ? Que l’on ne vienne pas me dire qu’un OS ne reboote jamais intempestivement, n’a jamais de fuite mémoire ni de bugs, est toujours à jour côté patches, etc. Et que l’on ne vienne pas me dire que l’on va dédoubler l’IA : le jour où un technicien de maintenance aura infecté l’une des deux IA avec une clé USB vérolée, l’autre IA sera dans le même état. Vous faites ce que vous voulez, mais, personnellement, je ne me vois pas en train de monter dans un appareil sans pilote.

À suivre…


[1]   https://lexpansion.lexpress.fr/high-tech/les-pilotes-d-avion-sont-les-nouveaux-marechaux-ferrant_2031597.html