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Du bon usage des sociétés de conseil dans l’IT

Cédric Cartau, MARDI 15 FéVRIER 2022

C’est le thème du moment, le recours – abusif ou pas – de l’État aux Big Five, entendre par là des sociétés de conseil pour la plupart anglo-saxonnes telles que PwC, EY, McKinsey, etc. Et récemment DSIH d’écrire[1] : « Dernier exemple en date, la mission de 500 000 euros confiée à McKinsey par le ministère de l’Éducation nationale pour l’organisation d’un “séminaire” pour “réfléchir aux grandes tendances des évolutions du secteur de l’enseignement”, qui donne lieu à une nouvelle enquête parlementaire, où la recherche des résultats et des livrables semble poser problème… ».      

Mon terrain de jeu de prédilection étant l’IT, nous allons limiter la réflexion à ce secteur avec en ligne de mire la question suivante : quand est-il justifié de recourir à des prestations de conseil et quelles sont les limites à ne pas franchir ainsi que les pièges à éviter ?

Recourir à un conseil externe est une pratique saine utilisée depuis longtemps : certains secteurs telle la téléphonie utilisent des entreprises spécialisées capables de concevoir toute une architecture de téléphonie dans un contexte compliqué (entreprise nationale, multisite, avec des coûts telco élevés comme lors des années 1990, etc.). On peut difficilement reprocher à l’expert en téléphonie de site de ne pas savoir faire ce qu’il n’a jamais fait, et tout le monde a intérêt à recourir à une entreprise qui s’y est déjà attelée 10 ou 15 fois, connaît les pièges et chausse-trappes, se tient au courant des technologies, de leurs évolutions et de leurs implications dans la conception d’une architecture qui va perdurer 15 ou 20 ans, etc. Rien que de très normal, donc. Pour autant, le recours à des sociétés de conseil a ses propres limites, inhérentes au modèle même du conseil externe, et qu’il faut connaître pour utiliser ces prestations dans leur domaine d’application.

a) Capacité de contrôle des livrables
Un acheteur sans aucune compétence sur le domaine objet de la prestation de conseil serait dans l’incapacité d’en valider les livrables et devrait solliciter une autre société de conseil pour ce faire. L’acheteur serait vite réduit à un passeur de commandes de prestations qu’il ne maîtriserait absolument plus et se contenterait de signer des chèques. Situation déjà observée et qui, caractérisée par une absence totale de maîtrise, doit alerter la hiérarchie.

b) Structure du prix facturé
Il existe trois façons de calculer un prix de vente :
1. Prix de vente = prix de revient + marge. C’est en général le calcul du prix du litre de lait ou de la baguette de pain ;
2. Prix de vente = prix de marché. C’est le modèle utilisé par les constructeurs de véhicules :
3. Prix de vente = valeur pour le client. Le prix facturé est supposé être une fraction de ce que la prestation va au final faire gagner au client. C’est ce que Microsoft vous explique quand il vous facture sa suite 365 en vous sortant des abaques pour vous démontrer tous les sous que votre organisation va y gagner.
En général, le troisième mode relève la plupart du temps de l’arnaque. Recourir à une prestation de conseil dont le prix est forfaitaire doit alerter l’acheteur : une prestation n’est que des jours homme avec un taux moyen. Au final, on doit voir sur le devis la multiplication de deux chiffres dont chacun doit pouvoir être justifié. J’ai déjà vu des prestations de formation de quatre jours facturées 20 000 euros car elles nécessitaient une grosse préparation du prestataire (préparation matérialisée sur le devis). À 500 000 euros, c’est une autre histoire.

c) Limite structurelle de la prestation
La valeur ajoutée de la plupart des sociétés de conseil est de maîtriser en déroulant une méthode ou une norme : ISO 27001, Cobit, eSCM, EBIOS, etc. Souvent, elles n’ont jamais mis les pieds ni le petit doigt dans le secteur qu’elles conseillent (ce qui n’est pas anormal en soi), mais il faut savoir que l’usage d’une méthode formelle a d’une part une limite structurelle (dont la base théorique dépasse le cadre de cet article) et ne doit pas d’autre part masquer la réalité du terrain. Sur ce second point, j’ai vu des rapports avec de beaux camemberts en couleurs, mais totalement hors sol dans la mesure où les consultants avaient juste oublié le principe de réalité et n’avaient qu’une connaissance « livresque » (pour être poli) du domaine : quand un gros cabinet candidate à un marché d’assistance au choix d’un DPI et que, pendant la soutenance, il est incapable de vous expliquer en quoi consiste l’identitovigilance, il faut se poser quelques questions (authentique).

Il existe cependant quelques trucs et astuces pour se prémunir de ces défauts :

a) CCTP à budget contraint
Plutôt que de détailler pendant des dizaines de pages ce que doit contenir la prestation (ce qui demande un temps considérable aux acheteurs) et de demander un prix, le Code des marchés publics permet tout à fait de faire l’inverse, à savoir donner un thème en une phrase et fixer un budget contraint, charge aux soumissionnaires de rédiger dans leur réponse à l’appel d’offres ce qu’ils savent faire sur ce thème et dans ce budget. J’ai testé plusieurs fois : c’est redoutable. Si en plus vous limitez dans l’appel d’offres l’étendue de la réponse (par exemple, 25 pages au format PDF en police Arial, corps 10), l’acheteur joue sur du velours. Et surtout le défaut de conseil est entièrement imputable au prestataire. À bon entendeur…

b) Nature de la prestation : conseil ou transfert de compétences ?
Selon moi, il vaut beaucoup mieux que l’on apprenne à l’acheteur à pêcher un poisson plutôt que de lui apporter à manger. Dans beaucoup de marchés de conseil, l’acheteur aurait été mieux inspiré de faire réaliser un transfert de compétences à ses équipes internes plutôt que de réclamer un rapport d’analyse tout cuit.

c) Structure de la demande
Un marché de conseil s’inscrit dans un projet global : se fixer un pourcentage maximal de la prestation de conseil par rapport au projet global me semble une bonne pratique.

Et changer régulièrement de prestataire de conseil aussi : d’expérience, certains ont rapidement l’impression d’être chez nous comme à la maison…

Mais le défaut le plus courant dans ces marchés de conseil reste le recours systématique à des sociétés externes (privées s’entend). Avec 5 millions de fonctionnaires, n’a-t-on pas déjà des ressources et des connaissances qu’il faut peut-être former en plus (point b) ci-dessus) pour capitaliser plutôt que de recourir à des consultants ?

D’abord, appeler un ami. On ne devrait même pas commencer la rédaction d’un cahier des charges d’une prestation de conseil sans avoir passé quelques coups de fil : quel que soit le problème que vous rencontrez, un confrère y a déjà été confronté et l’a déjà traité. Il sera le plus souvent ravi de vous donner son avis… à charge de revanche.

Pour en savoir plus, vous pouvez vous tourner vers la référence en matière d’achat de prestations intellectuelles : Négocier les prestations intellectuelles, de Xavier Leclercq. Le grand enseignement de cet ouvrage est que dans ce domaine on n’achète pas un résultat, mais une probabilité de résultat.


[1] https://www.dsih.fr/article/4573/l-etat-et-les-big-five-le-divorce.html