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On est dans la Deep mouise

Cédric Cartau, MARDI 30 JANVIER 2024

Impossible d’être passé à côté : depuis quelque temps, ce sont des vidéos en mode deepfake qui fleurissent sur les réseaux sociaux. Nous avons ainsi vu des hommes politiques apparaissant plus vrais que nature dans La Fièvre du samedi soir (déhanchements en prime), voire se faire ébouriffer les cheveux au beau milieu d’un discours (réel) par des personnalités du showbiz (réels eux aussi, mais qui n’étaient pas présents à l’allocution pour autant qu’on le sache). Et carrément Taylor Swift dans un « film de genre », ce qui est nettement plus infamant pour l’artiste.

Ce n’est pas la première fois que des technologies permettent de coller le visage de Mickey sur la bobine d’un gugusse connu ou pas : je ne vous dirai pas que votre serviteur n’a pas tenté une ou deux fois un collage photo « inventif » sur la tronche du professeur de chimie de première, mais je ne vous dirai pas l’inverse non plus. Outre qu’il y a largement prescription (c’était au millénaire dernier tout de même), la qualité technique était absolument rudimentaire, votre serviteur ayant passé la majeure partie des cours d’EMT de collège à valider la trajectoire parabolique du petit pois qui traverse la salle de classe quand le prof est face au tableau.

Comme le cinéma muet a tué le cabaret, comme le parlant a tué le muet, comme le format DivX a mis une beigne aux salles obscures, le deepfakeva bientôt enterrer une bonne partie du septième art, mais cela, tout le monde le sait. La grosse différence ici n’est pas tant les nouvelles possibilités de création que la capacité à frelater un contenu valide, à grande échelle et avec des moyens technologiques qui tiendront bientôt sur un bête smartphone. Il y a toujours eu des copies de morceaux de musique entre copains avec le magnéto de papa : le MP3 a permis d’industrialiser le processus et a failli avoir la peau de l’industrie musicale.

Il suffit qu’un crétin au quotient intellectuel proche de celui d’une huître de Marennes prétende que la Terre est plate pour que tout de go une fraction non négligeable des gens le croie dur comme fer. Il est probable que ce genre d’élucubrations soient aussi vieilles que l’humanité (on en retrouve évidemment des traces dès l’invention de l’imprimerie, mais il semble que l’Antiquité ne fut pas épargnée), et on est chaque jour étonné par leur diversité (l’humanité dirigée par les reptiliens, les chemtrails, etc.). Fondamentalement, ce genre de propos s’attaque à ce qui fait le ciment de la société : le mythe, ou la capacité à croire à des valeurs communes qui fédèrent les énergies, les moyens, les ressources. C’est en tout cas l’analyse de Yuval Harari.

Si n’importe quelle vidéo ou annonce de responsable politique comme d’acteur de la société civile, n’importe quel article de journal ou communiqué de presse peuvent être détournés, frelatés à la vitesse des octets et avec le potentiel d’imitation de l’IA qui rend tout plus vrai que nature, on a du souci à se faire. Autant l’avenir des fictions va « juste » se traduire par une forte mutation des métiers (comme à chaque rupture technologique), autant l’industrie des news a intérêt à s’adapter dare-dare sous peine de mourir dans moins de cinq ans.

L’industrie horlogère mondiale a été à deux doigts d’y passer au début des années 1970 avec la crise du quartz : elle n’a dû son salut qu’au pari de muter vers le haut de gamme. Il en ira de même, j’en suis persuadé, pour le monde des news, avec en plus l’enjeu majeur de garantir l’authenticité des informations. Les technologies existent, à commencer par la signature numérique et les systèmes de lecture capables de valider un contenu, et je suis assez effaré de voir le nombre de feuilles de chou qui pullulent en faisant du copier-coller d’autres articles parus dans d’autres feuilles de chou : les cimetières du Web ne seront pas assez grands pour en héberger toutes les tombes numériques.

Si la société civile ne réagit pas rapidement, dans quelques années vous trouverez sur le Web des imbéciles heureux affirmant que les tours jumelles n’ont jamais existé, et d’autres imbéciles followers en communauté pour relayer massivement l’info –, et ce ne sera que le cadet de nos soucis. Bref, on y est, et jusqu’aux genoux.

Un cap a été franchi dans l’histoire de l’humanité. J’espère que c’est le Rubicon et pas le Styx.


L'auteur

Responsable Sécurité des systèmes d’information et correspondant Informatique et Libertés au CHU de Nantes, Cédric Cartau est également chargé de cours à l’École des hautes études en santé publique (EHESP). On lui doit aussi plusieurs ouvrages spécialisés publiés par les Presses de l’EHESP, dont La Sécurité du système d’information des établissements de santé.

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